QUEER:
CE N'EST PAS
NORMAL!

_ Sylvie Tomilillo


  Là où s'érigent la norme, la Nature, l'ordre, les périphéries se peuplent d'individu-e-s insolent-e-s et peu recommandables. Gynandres, andromorphes, gender-fuckers, mu-tantes… Créatures chimériques de la postmodernité, de la « postmodernitude » branchée ? Peut-« on » d'un simple discours rationaliste « les » renvoyer aux placards — à pharmacie ? Certain-e-s acquiescent vivement, bible, seringues et camisoles sous le bras. Malheureusement pour eux / elles, il est trop tard : les queers se sont déjà emparé-e-s de la parole ! Mais qui sont-els ?
 
Ce qui suit est un très rapide survol de la militance et de la théorie queer. Le terme lui-même tout d'abord : littéralement, il signifie étrange, « louche », mais c'est aussi une insulte lesbo/gay-phobe dont ont fait les frais plusieurs générations de non-hétéros. La réappropriation du mot par un ensemble de militant-e-s à la fin des années 80, aux Etats-Unis, marque donc un tournant générationnel dans le domaine des luttes autour des sexualités. Aux revendications structurées essentiellement autour des identités gay et lesbienne succède un discours non identitaire, anti-assimilationniste et s'en prenant non plus seulement à l'intolérance ou à l'hétérosexisme, mais directement aux contraintes de la normalité.
 
Ce renouveau est en partie dû à l'effritement de la politique communautariste, ses rapports de pouvoir internes entraînant des divisions et de nouvelles marges : les « folles » chez les gays, les S/M chez les lesbiennes, etc. ; tout ce qui ne ressemblait pas à l'image du / de la citoyen-ne américain-e respectable — blanc-he, en bonne santé, physiquement « attirant-e » et bien intégré-e à la société de consommation. Bien sûr, dans ces rapports de pouvoir et ces luttes de représentativité, les hommes et les femmes n'occupaient pas la même position (car une femme est opprimée aussi en tant que femme) et les débats qui les préoccupaient n'étaient pas en tous points identiques. Bref, le sida étant passé par là aussi, avec son lot de discours stigmatisant sur les « populations à risque », des alliances se sont créées autour d'un nouvel activisme insolent et protéiforme, dont Act Up est assez représentatif.
 
C'est justement suite à une réunion d'Act Up New York que fut créé Queer Nation en 1990, expression la plus médiatisée de l'activisme queer. Ce dernier s'adresse à toutes celles et à tous ceux qui se définissent en dehors des normes identifiées de sexe/genre et de sexualité, en contradiction avec elles, ou jouant sur le brouillage de ces catégories sur lesquelles se fonde le système hétérosexuel. Mais il y a de multiples manières d'être queer et aucun critère particulier n'est central dans la définition du mouvement : il ne peut y avoir de modèle défini de l'« étrangeté » ou de l'« anormalité ».
 
Pour Queer Nation, il s'agit de mettre en évidence le fait que la sexualité n'est pas juste une affaire privée et que les normes hétérosexuelles sont omniprésentes dans l'espace publique, que l'on parle d'espace physique ou médiatique, idéologique. Son but est de rendre cet espace véritablement démocratique (d'où la référence à la nation), sans danger et source de plaisir pour tou-te-s. Sa tactique est de visibiliser de vastes espaces de normalisation, de franchir les frontières balisées ou invisibles (implicites) entre le monde normal et le monde queer. Les militant-e-s de Queer Nation s'exhibent donc dans des espaces où la sexualité n'est a priori pas en jeu, comme les grands magasins le samedi après midi. Ainsi, tout en mettant en évidence la dimension sexuelle qui traverse ces lieux, els brouillent, ou transgressent, la distinction entre univers queer et non queer. Le malaise et les réactions provoqués mettent en évidence l'énergie dépensée par la communauté normale pour préserver son espace, consolider et surveiller ses enceintes en tenant à distance les formes polymorphes de sexualité.
 
Les « Queer Nights Out » sont une autre façon de perturber le cours paisible des pratiques et représentations normalisées. En s'introduisant dans des bars et lieux de consommation straight, les activistes de Q. N. dénoncent la ségrégation. Mais els ne le font pas par la protestation : els se contentent de se comporter tout « naturellement » comme els le feraient dans des lieux gay ou lesbiens, par exemple. Els tendent ainsi à imposer à la vue de tou-te-s un autre univers affectif ordinaire. « Sortir du placard sans rentrer au ghetto », pourrait être la devise de ce type d'actions. Elles permettent, là encore, de passer outre les garde-fous hétérosexuels en bousculant au passage les positions de tolérance : le mode de vie queer et ses plaisirs échappent tout à coup à la domestication, ils s'imposent de manière improvisée (hors du cadre policé des Prides annuelles) sur les scènes mêmes où se déroule habituellement le spectacle hétérosexuel normal. Les activistes de Q. N. mettent en évidence la fragilité des frontières érigées et le « risque » d'imprégnation généralisée de la société qu'els représentent ; ce faisant, els inversent l'usage ordinaire du pouvoir en montrant que l'intégrité de l'espace social et culturel de la « majorité » est aussi soumise à la bonne volonté — contrainte — des transgenres, lesbiennes, bisexuel-le-s, gays, etc. de rester invisibles…
 
Parallèlement, un courant queer s'est développé dans les universités américaines et représente à présent un véritable champ académique. L'objet de la théorie queer est l'étude critique des processus de construction identitaire autour des questions sexuelles. Ce qui implique, en fait, une approche décentrée et déconstructive des catégories présentées comme évidentes dans le système de savoir et de pouvoir hétérosexuel. Les théoricien-ne-s queer montrent que ce système est structurant y compris pour les minorités insurgées que sont censées représenter les identités lesbienne et gay. Ces dernières se définissent bel et bien par rapport à un référent central qui est l'hétérosexualité et son découpage binaire du monde — mode de pensée qui n'est alors pas remis en cause directement. C'est le propre de tout processus d'identification que d'impliquer une altérité subordonnée. Ainsi, dans l'opposition hétéro / homo, seul le second terme suscite interrogations théoriques, éthiques, juridiques et médicales. A l'inverse, la dimension contingente de l'hétérosexualité est systématiquement occultée. Ainsi, dans le concept d'« orientation sexuelle » l'hétérosexualité représente le référent neutre par opposition à l'homosexualité comme différence problématique.
 
Outre le fait qu'elle occulte ou dénigre le plus souvent la bisexualité, la référence centrale à cette notion d'« orientation sexuelle » au sein des minorités sexuelles pose d'autres problèmes très concrets. Ainsi, la relégation au second plan des différences telles que le sexe, l'origine ethnique, la classe socio-économique ; comme si toutes ces caractéristiques n'étaient que des couches successives et secondaires autour du noyau identitaire « homo ». Cela prend alors la forme d'une nouvelle normativité sexiste, raciste et classiste (entre autres), par occultation (ou par rejet pur et simple), qui a tout de commun avec celle de la société hétéronormée. Il ne s'agit pas de figer de nouvelles identités (sous-cultures) mais bien de montrer les différentes dimensions de pouvoir qui traversent la vie des individu-e-s, et d'exposer les implications multiples de chaque positionnement social.
 
Dans un même temps, les auteur-e-s du champs queer tentent de démontrer le caractère construit et toujours intrinsèquement hiérarchisé de ces différences et oppositions binaires, comme dans le cas des sexes. La division de l'humanité en deux catégories distinctes, hommes et femmes (mais l'humanité = l'Homme), ne va pas de soi, y compris surun plan physiologique ou anatomique. La logique de complémentarité reproductive réduit un nombre infini de variables (hormones, protéines, chromosomes etc. aux possibilités de corrélation multiples) à un système classificatoire dichotomique qui relève directement du politique, et dans lequel on remarque une extrême confusion entre les organes sexuels (désignés comme tels) et reproductifs, les zones érogènes et l'orientation du désir. Alors, que dire des implications sociales, matérielles et idéologiques — la misogynie est sans doute le préjugé le mieux partagé —, du fait d'être désigné-e femelle ou mâle à la naissance ?
 
Dans cette optique, ce sont sans doute les queers qui, dans l'analyse comme sur le terrain, laissent le plus de place à des minorités qui sont habituellement traitées comme des bêtes curieuses ou bien reléguées aux notes de bas de page : transsexuel-le-s et transgenres, avec toutes les variations possibles.
 
Bref, la queerness ce n'est vraiment pas normal, et c'est pénible à définir et à s'approprier : ce n'est pas un look, ni même une pratique sexuelle, encore moins une identité. C'est la volonté de rejeter le sentiment protecteur de cohésion identitaire au profit d'une déstabilisation des repères mêmes qui fondent l'hégémonie de l'hétéronormalité… tout en reconnaissant les implications de chacun-e par rapports aux divers référents sociaux (et non naturels) qui font qu'il existe des centres et des marges, des oppresseurs et des opprimé-e-s.