_ tiré du recueil Au-delà du personnel (Pour une transformation politique du personnel)
La culture de l'Amour fait naître toute une économie de l'affection. Car, idéalisant et raréfiant à la fois les échanges affectifs, elle crée une misère et donc une demande. Notre culture idéalise l'Amour. L'Amour c'est tout, tous les échanges affectifs réunis, tous les biens affectifs d'un seul coup. C'est une mine, un trésor affectif. L'Amour devient donc une forme de relation extrême, rêvée, désirée à outrance. Quand on ne l'a pas, on veut absolument l'avoir. Quand on l'a, on a une peur absolue de la perdre. Et quand on ne l'a plus, on meurt, ou presque. Mais en même temps, la définition de l'Amour est si pointue, si exigeante... qu'on peine à le rencontrer. Il faut avoir tous les biens affectifs de l'Amour à la fois, ou n'en avoir aucun : pas d'entre-deux. Il faut entrer dans toutes les catégories sociales prévues pour l'Amour. Pas de tendresse sans couple exclusif, pas de couple sans Prince-sse charmant-e, pas d'intimité sans pacte éternel... Or, toutes ces conditions sont tellement restrictives, elles font de nous des êtres tellement exigeants, que les possibilités de vivre des échanges affectifs deviennent rares. Là commence la misère affective. C'est ainsi que les biens affectifs deviennent des biens de luxe. On leur donne une aura, un éclat, une valeur complètement exagérée, en les cuisinant avec des mythes. En même temps, on les réserve à des situations tellement précises et totalitaires, qu'ils viennent à manquer. La culture de l'Amour encourage leur demande en même temps qu'elle réduit leur quantité disponible. Elle crée des individus schizophrènes, qui se construisent un désir ardent d'Amour en même temps qu'il s'en construisent une définition trop exigeante. Des êtres qui se rendent dépendants d'un idéal en même temps qu'ils se le rendent inaccessible. « Si je n'ai pas tout cela à la fois, je n'ai rien, je ne suis rien ». Là où il y a une économie, une rareté, une misère, le capitalisme se précipite. Il débarque d'abord avec tous ses principes, représentations, comportements. La rareté d'un bien inspire à tou-te-s la peur d'en manquer, la compétition pour l'acquérir, la propriété pour ne pas le laisser filer. La compétition affective concerne par exemple la capture du Prince ou de la Princesse charmant-e. Forcément. Ca ne court pas les rues, des gens si parfaits. On pense avoir identifié le sien ou la sienne, mais souvent on regarde autour et on surprend nombre d'autres visages tendus vers elle ou lui. Parce que nos critères amoureux, qui nous semblent si intimes et si personnels, ont des racines très culturelles, et sont partagés par plus de monde qu'on ne le croit... La/le Prince-sse charmant-e, c'est le beau ou la belle de la classe, la star du village... Ou, à l'extrême, le ou la sex-symbol, psalmodié-e à longueur de magazines et d'émissions TV... Il nous arrive même d'envier le/la conjoint-e du/de la sex-symbol, une star à son tour, mais plus proche de nous autres pauvres aspirant-e-s, star pour avoir gagné le sex-symbol, pour avoir grillé tou-te-s les autres prétendant-e-s, « quelle chance ille a ». La peur de la misère affective, elle, mène à toutes les déclinaisons possibles de la propriété affective... Possessivité, jalousie, dépendance... « Elle est à moi, tu ne l'auras pas... Si tu la gagnes je me retrouve seul... A moins que j'aie un plan de remplacement, telle autre par exemple, je sais que je lui plais bien, heureusement parce qu'alors la solitude affective c'est la mort ». Le Prince ou la Princesse charmant-e-s sont des oiseaux rares qu'on met en cage. Des fois on se possède mutuellement et on reste ainsi, des années en couple, rivées l'un-e sur l'autre, parce qu'on a tou-te-s les deux peur de ce qui se passerait en dehors de cette relation, peur du chemin à accomplir de zéro pour retrouver et séduire un nouveau Prince ou une nouvelle Princesse. Enfin, la rareté des biens affectifs creuse des fossés entre « possédant-e-s » et « non-possédant-e-s ». Les exclu-e-s de l'affection sont légion, exclu-e-s par leur physique, par leur manque d'expérience, leur manque d'aisance, leur manque de confiance en soi, face à cet enjeu énorme et complexe qu'est l'accès à l'Amour... On peut dire qu'illes manquent de capital affectif. Et comme dans tout système de domination, moins on a de capital, moins on a de chances d'en gagner : c'est un cercle vicieux. Les exclu-e-s de l'affection manquent d'assurance au départ, donc vivent peu d'expériences affectives, donc n'ont jamais l'occasion de gagner de l'assurance, donc restent handicapé-e-s, à moins d'une rencontre de type miraculeux. Paradoxalement, et injustement, ce sont souvent les exclu-e-s de l'affection qui intègrent plus que tou-te-s les autres les mythes dominants et les comportements du capitalisme affectif. Leur manque de vécu ne leur permet pas de détruire les mythes de l'Amour, de comprendre leur absurdité. Trop habitué-e-s au manque, illes ont la terreur de perdre la moindre once d'affection acquise. On les oublie vite et les retrouve parfois dans les faits divers, dépressions, viols, internements, pétages de plombs divers et variés... La misère affective assèche le moral et affame les nerfs. N'oublions pas que la misère affective n'est qu'une construction sociale, née de la culture de l'Amour. Là où il y a une rareté, il y a une demande, et donc un nouveau marché. Là le capitalisme débarque, cette fois, assoiffé de profits, tirant avantage de la morale Amoureuse, comme d'autres morales. Vous désirez du produit affectif ? En voici des succédanés, moyennant finances : pornographie, prostitution, psychothérapies, poupées gonflables... L'argent est un bon raccourci. On ne peut acheter l'Amour, bien sûr, parce qu'alors on tuerait l'idéal de l'Amour et ses produits dérivés, mais on peut acheter tous ces biens affectifs partiels, isolés, spécifiques, que la culture de l'Amour rassemble et enferme dans ses mythes. De l'attention, de l'écoute, de la tendresse, du sexe, en voici des succédanés. Comment accéder aux biens affectifs ? C'est la question que tout le monde se pose. Nous avons 4 réponses possibles face à nous. 1) Souscrire aux critères de l'Amour. Devenir un-e Prince-sse charmant-e et trouver son/sa Prince-sse charmant-e. Séduire. Mais cette voie est réservée aux puissant-e-s, aux jeunes, aux belles et beaux, aux confiant-e-s, aux expérimenté-e-s. Elle est complexe et sélective. 2) Acheter les succédanés de biens affectifs. L'argent est quand même un outil plus facile que toutes ces entreprises de séduction, si compliquées et si hasardeuses. Le problème, c'est que l'argent il faut le trouver... Faire partie des classes économiquement dominantes, et/ou être prêt-e à se vendre sur le marché de l'exploitation salariale... Mais après tout, l'argent est la solution de rechange la plus facile, dans une société qui nous pousse de toutes ses forces dans le travail rémunéré, et qui nous encourage à résoudre nos problèmes de manière individuelle. 3) S'adonner à la violence, le chantage, la menace, le viol. Un autre raccourci qui demande d'autres habiletés, que beaucoup choisissent, et qui fait des ravages. 4) Soigner le problème à sa racine : détruire la culture de l'Amour et répandre l'abondance affective qu'elle garde captive. Se lancer individuellement, collectivement, socialement, dans une déconstruction des normes relationnelles. C'est la solution en laquelle je crois. Les biens affectifs sont disponibles en quantité, ils sont là, ils existent ! Nous regorgeons de ressources affectives, nous rêvons tou-te-s d'en donner et d'en goûter, il ne tient qu'à nous de le faire ! La rareté des biens affectifs est une illusion, un décret qu'il suffit de déchirer, elle est aussi fausse que la rareté des biens matériels, montée de toutes pièces par le système capitaliste pour sanctionner ceux et celles qui refusent de travailler pour les possédant-e-s. Gratuité des biens affectifs ! Pour une affection abondante, égalitaire, sans dominations. Pour une pornographie live, pour des psychothérapies gratuites, pour la fin des spécialisations, des professionalisations de l'écoute et de la sexualité. Pour bannir un jour les rapports spectaculaires-marchands de nos vies affectives comme du reste de notre existence. Le plus tôt sera le mieux ! Quelques propositions pour une abondance affective : *Construire des relations affectives uniques, conscientes et particulières, au-delà de toute norme relationnelle, aussi diverses que les individus qu'elles impliquent et leurs envies. *Répandre et banaliser les relations affectives, plutôt que de les sacraliser. *Envisager la non-exclusivité, ce qui ne veut pas dire consommer nonchalamment les partenaires les un-e-s après les autres, mais se laisser la possibilité de découvrir petit à petit une diversité de relations affectives égalitaires, pourquoi pas simultanées, en étant très très conscient-e qu'en l'état actuel des choses ça veut dire se lancer dans une expérimentation, et que ça implique d'autant plus d'attention et de qualité de communication entre les expérimentateurices. *Arrêter de parler d'Amour et d'amitié, choisir des termes plus précis. *Rajouter de l'acné et du bide aux icônes des Prince-sse-s charmant-e-s. *Parler aux enfants d'autres formes affectives que l'Amour. *Se déconstruire tout doucement tout progressivement. *Développer l'autonomie affective, ce qui ne veut pas dire se renfermer sur soi-même, mais varier et multiplier les sources d'affection (moments privilégiés avec des ami-e-s ou avec soi-même, câlins, massages, auto-sexualité,...), pour se relationner aux autres sans peurs et dépendances, sur des bases plus assurées et ouvertes.
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