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ÉCOFÉMINISME_ TROISIÈME VAGUE
DÉFAIRE LES DUALISMES

[Extrait tiré de l’ouvrage Éthique de l’environnement :
Une introduction à la philosophie environnementale]

 

Avertissement Ce texte n'est pas une introduction à l'écoféminisme.
Il explore la nouvelle pensée écoféministe, un courant qui questionne les oppositions qu'on considérait intouchables: masculin/féminin, humain/nature, raison/émotion, objectif/subjectif, etc. Pour t'initier à l'écoféminisme, tu peux te référer aux liens du RQGE: www.rqge.qc.ca/node/227. Et pour les initiées prêtes à lire une vingtaine de pages (!) sur l'écoféminisme queer, voir le texte Toward A Queer Ecofeminism de Greta Gaard.

 

 

Plusieurs écoféministes hésitent à accepter la stratégie des féministes qui adoptent la conception selon laquelle, il y a une «façon féminine», distincte et séparée, de faire l’expérience des choses, de comprendre et de valoriser le monde. Ces féministes craignent qu’en acceptant ce dualisme implicite, selon lequel les femmes sont «plus proches de la nature» que les hommes, on ne fait que renforcer le mode de pensée qui fonde les hiérarchies et la logique de la domination. La philosophe Val Plumwood qualifie ce courant de «féminisme d’inversion non critique» et le voit comme favorable à «la perpétuation de l’oppression des femmes sous une forme nouvelle et subtile 1». Ynestra King affirme qu’une «complicité non intentionnelle» dans la mentalité patriarcale fonde la dichotomie nature-culture supposée par cette conception 2.

 

À la place de cet écoféminisme culturel enraciné dans le féminisme radical, Plumwood et Warren aspirent à une «troisième vague» du féminisme qui «est un féminisme intégratif et transformatif, ou qui nous fait aller au-delà du débat actuel au sujet des quatre versions dominantes du féminisme et qui fait de la conception écologique responsable le cœur de la théorie et de la pratique féministes 3». Bien que cette approche soit encore dans ses premiers stades de développement, nous esquisserrons dans la dernière partie de cette section certaines directions dans lesquelles ce «féminisme transformatif» pourrait se développer.

 

La conception que nous examinerons est présentée dans les écrits de Karen Warren et de Val Plumwood. Pour nous introduire à cette «troisième vague» du féminisme, il est utile de suivre Val Plumwood dans sa revue des deux premières vagues. La «première vague» du féminisme, illustrée par le féminisme libéral, cherche à mettre fin à la discrimination et à réaliser l’égalité pour les femmes. Ce type de féminisme pose problème, car dans une culture où les traits et les caractéristiques masculins dominent, l’égalité pour les femmes ne signifiera pas grand-chose si l’on considère l’exigence imposée aux femmes d’adopter ces traits masculins dominants. En fait, les femmes ne peuvent être égales aux hommes que si elles deviennent masculines et, dans la mesure où des forces culturelles puissantes s’opposent à cette égalité, les femmes n’attteindront jamais l’égalité complète. (Ce point rappelle le débat central sur la libération animale au chapitre 6. Seuls les animaux ayant la chance de ressembler aux humains reçoivent un statut moral.) Les implications écologiques de cette première vague peuvent être dévastatrices : les femmes ne peuvent se libérer d’une identification oppressive avec la nature que si elles deviennent des oppresseurs de la nature comme les hommes.

 

Le féminisme «d’inversion non critique» représente la deuxième vague. Cette conception est définie par la volonté de promouvoir et de célébrer un point de vue féminin distinctif. Cependant, comme on l’a mentionné précédemment, cette conception risque d’être cooptée par la culture masculine dominante, en acceptant les dualismes qui sont utilisés pour justifier l’oppression des femmes par la voie de la logique de la domination.

 

La «troisième vague» cherche une solution de remplacement aux versions libérale et radicale du féminisme. Cette option conçoit la domination de la nature et des femmes comme liées indissolublement l’une à l’autre. Cette relation est plus qu’un simple rapport de similitude qui existe entre les deux types d’un modèle plus général de domination. La femme est conçue comme plus proche de la nature et la nature, comme féminine.  Ces associations renforcent mutuellement l’oppression de chacune d’elles. Ainsi, la philosophie environnementale et le féminisme ont besoin de se développer à l’unisson, la première reconnaissant les intérêts du second, et inversement.

 

Plumwood et Warren soutiennent qu’au niveau le plus général, le féminisme et le mouvement écologique doivent tous deux remettre en question les dualismes et le mode de pensée dualiste sous-jacents à la logique de la domination. Naturellement, cela ne signifie pas qu’on ne doive pas faire de distinctions ni reconnaître les différences. Mais nous devrions mettre en question ces distinctions qui sont faites en vue de renforcer les schèmes supérieur-inférieur et oppresseur-opprimé. Ce type d’écoféminisme critique aussi bien les féministes que les environnementalistes dans le but de révéler les modèles de domination communs à l’oppression des femmes et à celle de la nature et d’explorer les modes de pensée alternatifs et non dualistes concernant la nature humaine et non humaine. Ce type d’écoféminisme est tout à fait semblable à l’analyse plus générale que nous donne Bookchin des hiérarchies et de la domination.

 

Certains de ces modes de pensées dualistes qui sont particulièrement pertinents à l’écoféminisme impliquent une dichotomie masculin-féminin, humain-nature, raison-émotion, esprit-corps et objectif-subjectif. Chacun de ces dualismes est utilisé dans notre culture dans des contextes qui soutiennent la domination du masculin sur le féminin, de l’homme sur la nature, de la raison sur l’émotion, de l’esprit sur le corps et de l’objectivité sur la subjectivité. Par conséquent, le but est d’éliminer ces dualismes et de construire des modes de pensée de rechange.

 

L’une des directions les plus intéressantes dans laquelle s’est engagé ce genre d’analyse porte sur la science, la technologie et la connaissance scientifique de la nature. Comme nous l’avons souligné, bon nombre d’auteurs féministes ont indiqué les différentes façons dont la culture identifie les femmes avec la nature. Mais plusieurs recherches intéressantes sont menées sur la façon dont la science occidentale a été influencée par cette association 4. La science est typiquement identifiée avec la partie dominante de ces dualismes, à savoir le masculin, l’humain, le rationnel, le mental et l’objectif. La scientiste féministe Evelyn Fox Keller a soigneusement démontré comment une manière particulière d’appréhender la nature, les femmes et même le mariage a aidé à façonner les premiers développements de la science occidentale 5.

 

Keller cite le cas de Francis Bacon pour montrer de quelle façon plusieurs modèles et métaphores de la science des premiers jours trahissaient une attitude agressive à la fois envers la femme et la nature. Selon Bacon, la science cherche à «établir un mariage chaste et légal entre l’Esprit et la Nature». «Je suis venu en vérité, écrit-il, pour vous conduire vers la nature avec tous ses enfants, pour l’obliger à se mettre à votre service et devenir votre esclave.» La science et la technologie «n’exercent pas simplement une douce autorité sur le cours de la nature; elles ont le pouvoir de la conquérir, de la soumettre, et de l’ébranler jusque dans ses fondements 6». Les images de Bacon associent la nature aux femmes et au mariage, et de surcroît, à un type de mariage dominateur et violent.

 

Sensibles à ces images, nous devrions rester vigilants face aux attitudes semblables dans la science moderne. De façon générale, les théories scientifiques sont jugées suivant leur capacité à expliquer et prédire les phénomènes naturels. Mais trop souvent, cette capacité est simplement le premier pas vers le développement d’une technologie pour contrôler les phénomènes naturels, de «conquérir et de soumettre la nature» et «de faire d’elle votre esclave». C’est là une science et une technologie qui ne savent considérer que la valeur instrumentale. Comment nous, les humains, pouvons-nous utiliser la nature dans nos intérêts? La science et la technologie prennent rarement en considération les valeurs non instrumentales de la nature, rejetant celles-ci comme une affaire «d’émotion» ou de «sentiments», et par conséquent «subjectives» et non pertinentes du point de vue scientifique.

 

Des études féministes récentes nous incitent à la vigilance face à ces modèles de pensée et d’action très subtiles mais très oppressifs tout en suggérant des solutions de rechange. Kelly est l’auteur d’une étude biographique de la généticienne Barbara McClintock intitulée A Feeling for the Organism : The Life and Work of Barbara McClintock. Dans cet ouvrage, Keller décrit une approche qui manifeste cette «sensibilité à l’organisme», une approche qui est souvent qualifiée de «mode de pensée féminin» et rejetée pour cette raison. Keller ne soutient pas que la science traditionnelle devrait être abandonnée au profit de cette approche particulière, mais que si elle n’est élaborée que dans une perspective de contrôle et de domination, elle comportera probablement plusieurs lacunes importantes. Dans cet ouvrage, vous pouvez revoir plusieurs situations dans lesquelles la science, biaisée par l’idéologie de domination et du contrôle, démontre peu de «sensibilité» à l’égard de la nature : par exemple, la science et la technologie engagées dans la construction du barrage d’Assouan, dans l’exploitation de l’énergie nucléaire, dans le «développement» des régions sauvages, dans l’expérimentation sur les animaux, dans l’élimination des «animaux nuisibles» et des prédateurs. Comme solutions de rechange, vous pourriez considérer la science et la technologie qui soutiendraient l’agriculture durable et les technologies appropriées.

 

Une seconde direction pour la pensée environnementale qu’encourage ce type d’écoféminisme repose sur une conception beaucoup plus modeste de l’action humaine, de l’éthique et de la connaissance. Cette troisième vague d’écoféminisme encourage un mode de pensée contextualiste, pluraliste, exhaustif et holiste 7. Il est contextualiste en ce sens qu’il cherche à éviter les déclarations éthiques abstraites et universelles. Ce processus d’abstraction nous empêche de reconnaître la riche diversité de la nature humaine et de la nature non humaine. Trop souvent, ce processus qui tend vers l’universalisation assume simplement les caractéristiques du groupe dominant et les transforme en idéaux éthiques et philosophiques. Nous avons déjà vu comment cela peut renforcer l’oppression des femmes, des animaux et du monde naturel.

 

Cette troisième vague d’écoféminisme est pluraliste et exhaustive en ce qu’elle respecte la diversité et la différence. L’aspect essentiel de l’idéologie de domination est sans doute la croyance qu’il existe une seule façon juste d’être, de penser et d’agir. Une philosophie qui évite consciemment les hiérarchies et la domination glorifiera la diversité et s’opposera à toute tentative d’établir une théorie environnementale «correcte».

 

Enfin, cet écoféminisme est holiste en cela qu’il nous encourage à comprendre les êtres humains comme faisant essentiellement partie des communautés humaines et naturelles. (Remarquez la façon dont ce discours ordinaire suppose déjà un dualisme, comme si les communautés humaines n’étaient pas «naturelles».) Cet écoféminisme rejette la thèse selon laquelle les humains sont des individus abstraits, complètement formés par leur propre conscience personnelle, leurs propres pensées et par leurs propres choix. Au contraire, les humains sont crées par leurs environnements social et naturel et en font partie de façon inextricable.

 

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1- Val Plumwood, «Feminism and Ecofeminism», p.12.

2- Ynestra King, «Feminism and the Revolt against Nature», Heresies #13 : Feminism and Ecology 4, no 1 (1981) : 15.

3- Cette citation est de Karen Warren, «Feminism and Ecology», pp. 17-18. L’expression «troisième vague du féminisme» est de Val Plumwood, «Feminism and Ecofeminism» pp.12-13.

4- Voir en particulier Carolyn Merchant, Death of Nature, et Evelyn Fox Keller, Reflections on Gender and Science (New Haven : Yale University Press, 1985)

5- Voir en particulier le chapitre 3 : «Spirit and Reason at the Birth of Modern Science» dans Keller, Reflections.

6- Cité dans Evelyn Fox Keller, Reflections, p.36.

7- Ces qualificatifs viennent de Karen Warren, «The Power and Promise», pp. 141-145.