[ mis en ligne en mars 2003 ]
À la mémoire de Monique Wittig « Nous entrons dans le temps où les minoritaires du monde commencent à s’organiser contre les pouvoirs qui les dominent et contre toutes les orthodoxies » Félix Guattari, Recherches (Trois Milliards de Pervers), mars 1973. La sexopolitique est une des formes dominantes de l’action biopolitique dans le capitalisme contemporain. Avec elle le sexe (les organes soit disant « sexuels », les pratiques sexuelles mais aussi les codes de la masculinité et de la féminité, les identités sexuelles normales et déviantes) entre dans les calculs de pouvoir, faisant des discours sur le sexe et des technologies de normalisation des identités sexuelles un agent de contrôle de la vie. En distinguant les « sociétés souveraines » des « sociétés disciplinaires », Foucault avait déjà attiré notre attention sur le passage, qui se fait à l’époque moderne, d’une forme de pouvoir qui décide de et ritualise la mort à une nouvelle forme de pouvoir qui calcule techniquement la vie en termes de population, de santé ou d’intérêt national. C’est d’ailleurs à ce moment précis qu’un nouveau clivage, hétérosexuel/homosexuel, fait son apparition. En travaillant dans une perspective déjà explorée par Audre Lorde [1], Ti-Grace Atkinson [2] et le manifeste « The-Woman-Identified-Woman » [3] des « Radicalesbians », Wittig en était arrivée à décrire l’hétérosexualité non pas comme une pratique sexuelle mais comme un régime politique [4], comme faisant partie de l’administration des corps et de la gestion calculée de la vie, et relevant de la « biopolitique ». [5] Une lecture croisée de Wittig et de Foucault aurait permis dès le début des années 80 de donner une définition de l’hétérosexualité comme technologie bio-politique destinée à produire des corps straight.
L’Empire sexuel La notion de sexopolitique prend Foucault comme point de départ, tout en lui contestant sa conception de la politique selon laquelle le bio-pouvoir ne fait que produire des disciplines de normalisation et déterminer des formes de subjectivation. En s’inspirant des analyses de Maurizio Lazzarato [6] qui distingue le biopouvoir de la puissance de la vie, on peut comprendre les corps et les identités des anormaux comme des puissances politiques et non simplement comme des effets des discours sur le sexe. C’est dire qu’à l’histoire de la sexualité initiée par Foucault, il faut ajouter plusieurs chapitres. L’évolution de la sexualité moderne est en relation directe avec l’émergence de ce que l’on pourrait appeler le nouvel « Empire Sexuel »(pour resexualiser l’Empire de Hardt et de Negri). Le sexe (les organes sexuels, la capacité de reproduction, les rôles sexuels pour les disciplines modernes ...) est le corrélat du capital. La sexopolitique ne peut pas être réduite à la régulation des conditions de reproduction de la vie, ni aux processus biologiques qui « concernent la population ». Le corps straight est le produit d’une division du travail de la chair selon laquelle chaque organe est défini par sa fonction. Une sexualité quelconque implique toujours une territorialisation précise de la bouche, du vagin, de l’anus. C’est ainsi que la pensée straight assure le lien structurel entre la production de l’identité de genre et la production de certains organes comme organes sexuels et reproducteurs. Capitalisme sexuel et sexe du capitalisme. Le sexe du vivant s’avère être un enjeu central de la politique et de la gouvernementalité.
De notion mise au service d’une politique de reproduction de la vie sexuée, le genre est devenu l’indice d’une multitude. Le genre n’est pas l’effet d’un système fermé de pouvoir, ni une idée qui se rabat sur la matière passive, mais le nom de l’ensemble des dispositifs sexopolitiques (de la médecine à la représentation pornographique en passant par les institutions familiales) qui vont faire l’objet d’une réappropriation par les minoritaires sexuels. En France, la manif du 1er mai 1970, le numéro 12 de Tout et celui de Recherches (Trois milliards de Pervers), le Mouvement d’avant le MLF, le FHAR et les terroriciennes des Gouines rouges constituent une première offensive des « anormaux ».
Dés-identification. Surgissent des gouines qui ne sont pas des femmes, des pédés qui ne sont pas des hommes, des trannies qui ne sont ni homme ni femme. À cet égard, si Wittig a été réinvestie par les multitudes queer, c’est précisément parce que sa déclaration selon laquelle « les lesbiennes ne sont pas de femmes » est une ressource permettant de contrer par la dés-identification l’exclusion de l’identité lesbienne comme condition de possibilité de la formation du sujet politique du féminisme moderne. Identifications stratégiques. Des identifications négatives comme « gouines » ou « pédés » sont devenues de possibles sites de production d’identités résistant à la normalisation, attentives au pouvoir totalisant des appels à « l’universalisation ». Sous l’impact de la critique post-coloniale, les théories queer des années 90 ont justement compté avec les énormes ressources politiques de l’identification « ghetto », des identifications qui allaient prendre une nouvelle valeur politique, puisque pour la première fois, les sujets de l’énonciation étaient les gouines, les pédés, les noirs et les personnes transgenres elles-mêmes. À ceux qui agitent la menace de la ghettoïsation, les mouvements et les théories queer répondent par des stratégies à la fois hyper-identitaires et post-identitaires. Ils font une utilisation maximale des ressources politiques de la production performative des identités déviantes. La force politique de mouvements comme Act Up, les Lesbian Avengers ou les Radical Fairies vient de leur capacité à investir des positions de sujets « abjects » (ces « mauvais sujets » que sont les séropos, les gouines, les tapettes) pour en faire des lieux de résistance au point de vue « universel », à l’histoire blanche, coloniale et straight de l’ « humain ».
Heureusement, ils ne partagent pas la méfiance qui fut - il faut y insister - celle de Foucault, Wittig et Deleuze envers l’identité comme site de l’action politique, et ce, en dépit de leurs différentes manières d’analyser le pouvoir et l’oppression. Au début des années 70, le Foucault français prend ses distances avec le Fhar à cause de ce qu’il qualifie de « tendance à la ghettoïsation », alors que le Foucault américain avait l’air de bien apprécier les « nouvelles formes de corps et de plaisirs » que les politiques de l’identité gaie, lesbienne et SM avaient permis de faire émerger dans le quartier de Castro, « le ghetto » de San Francisco. De son côté, Deleuze a critiqué ce qu’il appelait une identité « homosexuelle molaire » dont il pensait qu’elle faisait la promotion du ghetto gai, pour idéaliser l’ « homosexualité moléculaire » qui l’autorisera à faire des « bonnes » figures homosexuelles, de Proust au « travesti efféminé », des exemples paradigmatiques du processus du « devenir femme » qui était au cœur de son agenda politique. Et par là même à disserter sur l’homosexualité au lieu d’interroger ses propres présupposés hétérosexuels [7]. Quant à Wittig, on peut se demander si son adhésion à la position de « l’écrivain universel » a permis d’éviter son effacement de la liste des « classiques » de la littérature française après la publication du Corps Lesbien en 1973. Sans doute que non, quand on voit l’empressement du journal Le Monde à re-titrer sa notice nécrologique avec un « Monique Wittig , l’apologie du lesbianisme », chapeauté par le vocable « disparitions ». [8]
Détournements des technologies du corps. Les corps de la multitude queer sont aussi des réaproppriations et des détournements des discours de la médecine anatomique et de la pornographie, entre autres, qui ont construit le corps straight et le corps déviant modernes. La multitude queer n’a que faire du « troisième sexe » ou d’un « au delà des genres ». Elle se fait dans l’appropriation des disciplines de savoirs/pouvoirs sur les sexes, dans la réarticulation et le détournement des technologies sexopolitiques précises de productions des corps « normaux » et « déviants ». Par opposition aux politiques « féministes » ou « homosexuelles », la politique de la multitude queer ne repose pas sur une identité naturelle (homme/femme), ni sur une définition par les pratiques (hétérosexuelles/homosexuelles) mais sur une multiplicité des corps qui s’élèvent contre les régimes qui les construisent comme « normaux » ou « anormaux » : ce sont les drag kings, les gouines garous, les femmes à barbe, les trans-pédés sans bite, les handi-cyborgs... Ce qui est en jeu, c’est comment résister ou comment détourner des formes de subjectivation sexopolitiques.
Dés-ontologisation du sujet de la politique sexuelle. Dans les années 90, une nouvelle génération émanant des mouvements identitaires eux-mêmes a entrepris de redéfinir la lutte et les limites du sujet politique « féministe » et « homosexuel ». Sur le plan théorique, cette rupture a d’abord pris la forme d’un retour critique sur le féminisme, opéré par les lesbiennes et les post-féministes américaines s’appuyant sur Foucault, Derrida et Deleuze. Se revendiquant d’une mouvance post-féministe ou queer, Teresa de Lauretis [10], Donna Haraway [11], Judith Butler [12], Judith Halberstam [13] aux Etats-Unis, Marie-Hélène Bourcier [14] en France, mais aussi les lesbiennes chicanas comme Gloria Andalzua [15] ou les féministes noires comme Barbara Smith [16] et Audre Lorde vont s’attaquer à la naturalisation de la notion de féminité qui avait initialement été la source de cohésion du sujet du féminisme. La critique radicale du sujet unitaire du féminisme, colonial, blanc, issu de la classe moyenne supérieure et désexualisant était en marche. Si les multitudes queer sont post-féministes, ce n’est pas parce qu’elles veulent ou qu’elles peuvent faire sans le féminisme. Bien au contraire. Elles sont le résultat d’une confrontation réflexive du féminisme avec les différences que celui-ci effaçait au profit d’un sujet politique « femme » hégémonique hétérocentrique.
Quant aux mouvements de libération gais et lesbiens, depuis que leur objectif est l’obtention de l’égalité des droits et que pour ce faire ils se fondent sur des conceptions figées de l’identité sexuelle, ils contribuent à la normalisation et à l’intégration des gais et des lesbiennes dans la culture hétérosexuelle dominante en favorisant des politiques familialistes comme la revendication du droit au mariage, à l’adoption et à la transmission du patrimoine. C’est contre cet essentialisme et cette normalisation de l’identité homosexuelle que des minorités gaies, lesbiennes, transsexuelles et transgenres ont réagi et réagissent. Des voix se font entendre pour questionner la validité de la notion d’identité sexuelle comme unique fondement de l’action politique et pour y opposer une prolifération de différences (de race, de classe, d’âge, de pratiques sexuelles non normatives, de handicap). La notion médicalisée d’homosexualité qui date du XIXème siècle et qui définit l’identité par les pratiques sexuelles a été abandonnée au profit d’une définition politique et stratégique des identités queer. L’homosexualité bien policée et produite par la scienta sexualis du XIXème siècle a explosé ; elle s’est vue débordée par une multitude de « mauvais sujets » queer.
La politique des multitudes queer émerge donc d’une position critique par rapport aux effets normalisants et disciplinaires de toute formation identitaire, d’une dés-ontologisation du sujet de la politique des identités : il n’y a pas de base naturelle (« femme », « gai », etc. ) qui puisse légitimer l’action politique. Elle n’a pas pour objet la libération des femmes de « la domination masculine », comme le veut le féminisme classique, puisqu’elle ne s’appuie pas sur la « différence sexuelle », synonyme de clivage majeur de l’oppression (transculturelle, transhistorique) en ce qu’elle relèverait d’une différence de nature et devant structurer l’action politique. La notion de multitude queer s’oppose donc résolument à celle de « différence sexuelle », telle qu’elle est exploitée aussi bien dans les féminismes essentialistes (d’Irigaray à Cixous en passant par Kristeva) que dans les variations structuralistes et/ou lacaniennes du discours de la psychanalyse (Roudinesco, Héritier, Théry....). Elle s’oppose aux politiques paritaires dérivées d’une notion biologique de la « femme » ou de « la différence sexuelle ». Elle s’oppose aux politiques républicaines universalistes qui concèdent la « reconnaissance » et imposent l’ « intégration » des « différences » au sein de la République. Il y n’a pas de différence sexuelle, mais une multitude de différences, une transversale des rapports de pouvoir, une diversité de puissances de vie. Ces différences ne sont pas « représentables » car elles sont « monstrueuses » et remettent en question par là même les régimes de représentation politique, mais aussi les systèmes de production de savoir scientifiques des « normaux ». En ce sens, les politiques des multitudes queer s’opposent non seulement aux institutions politiques traditionnelles qui se veulent souveraines et universellement représentatives, mais aussi aux épistémologies sexopolitiques straight qui dominent encore la production de la science.
BIBLIOGRAPHIE [1] Audre Lorde, Sister Outsider, California, Crossing Press, 1984. [2] Ti-Grace Atkinson, « Radical Feminism », in Notes from the Second Year, New York, Radical Feminism, 1970, pp. 32-37 ; Ti-Grace Atkinson, Amazon Odyssey, New York, Links, 1974. [3] Radicalesbians, « The Woman-Identified Woman », in Anne Koedt, dir. Notes from the Third Year, New York, 1971. [4] Monique Wittig, La pensée straight, traduction Marie-Hélène Bourcier, Paris, Balland, 2001. [5] Michel Foucault, Histoire de la sexualité, Tome I, Paris, Gallimard, 1976, p. 177. [6] Maurizio Lazzarato, Puissances de l’invention. La psychologie économique de Gabriel Tarde contre l’économie politique, Paris, Les Empêcheurs de penser en rond, 2002. [7] Pour une analyse détaillée de cette utilisation des tropes homosexuels, cf. le chapitre intitulé « Deleuze ou l’amour qui n’ose pas dire son nom » dans Manifeste Contrasexuel, Paris, Balland, 2000. [8] Le Monde, samedi 11 janvier 2003. [9] Félix Guattari, Recherches, « Trois millards de pervers », publié en mars 1973, pp.2-3. [10] Teresa De Lauretis, Technologies of Gender, Essays on Theory, Film, and Fiction, Bloomington, Indiana University Press, 1987. [11] Donna Haraway, Simians, Cyborgs, and Women, The Reinvention of Nature, New York, Routledge, 1991. [12] Judith Butler, Gender Trouble, New York, Routledge, 1990. [13] Judith Halberstam, Female Masculinity, Durham, Duke University Press, 1998. [14] Marie-Hélène Bourcier, Queer Zones, politiques des identités sexuelles, des représentations et des savoirs, Paris, Balland, 2001. [15] Gloria Andalzua, Borderlands/La Frontera : The New Mestiza, San Francisco, Spinster/Aunt Lutte, 1987. [16] Gloria Hull, Bell Scott and Barbara Smith, All the Women Are White, All the Black Are Men, But Some of Us Are Brave : Black Women’s Studies, New York, Feminist Press, 1982. |